Le Soulagement de la Souffrance : Histoire et Enjeux de la Prise en Charge de la Douleur, du Monde aux Hôpitaux Togolais
La gestion de la douleur a connu une transformation radicale dans l'histoire de la médecine, passant d'un fardeau considéré comme inéluctable à une priorité éthique et clinique. Aujourd'hui reconnue comme le cinquième signe vital, elle mobilise des stratégies sophistiquées en médecine hospitalière et d'urgence. Cette évolution, universelle dans ses principes, révèle des réalités complexes et contrastées selon les contextes géographiques, notamment entre les systèmes de santé développés et les défis spécifiques rencontrés en Afrique subsaharienne, et particulièrement au Togo.
I. L'Évolution Historique de la Prise en Charge de la Douleur dans le Monde
L'histoire de la prise en charge de la douleur est jalonnée de luttes contre les dogmes philosophiques et religieux. Pendant des siècles, le soulagement de la souffrance n'était pas l'objectif premier du médecin.
De l'Antiquité aux Lumières : Douleur et Fatalité
Dès l'Antiquité, on trouve des traces d'usage d'agents narcotiques comme l'opium ou la jusquiame pour calmer les maux. Cependant, l'approche était largement empirique. Au Moyen Âge et jusqu'à l'ère classique, la douleur est souvent interprétée comme une épreuve divine ou un phénomène nécessaire à la guérison (le dolor du chirurgien). Des figures comme Celse, au IIe siècle, encourageaient le chirurgien à "rester sourd aux cris de son patient" pour mieux se concentrer sur l'acte technique. L'effort pour soulager était là, mais il était freiné par une éthique qui valorisait le stoïcisme et une pharmacopée limitée.
Les Révolutions Médicales du XIXe Siècle
Le XIXe siècle marque une double révolution qui change la donne, même si les conséquences ne sont pas immédiates pour le traitement de la douleur post-opératoire et chronique.
L'Ère des Opioïdes : En 1803, la découverte et l'isolation de la morphine à partir de l'opium par Sertürner fournissent un outil analgésique d'une puissance inégalée. Bien que rapidement utilisée, notamment lors des guerres de Sécession, cette utilisation massive crée les premiers problèmes de pharmacodépendance, engendrant une méfiance et une réglementation excessive qui freineront son usage thérapeutique légitime pendant plus d'un siècle.
L'Ère de l'Anesthésie : La première anesthésie à l'éther, réussie par Morton en 1846, libère le chirurgien de la contrainte du temps et du mouvement du patient. Paradoxalement, cette révolution se concentre sur l'abolition de la douleur pendant l'acte opératoire, négligeant souvent le soulagement continu après l'opération.
La Prise de Conscience Contemporaine
C'est seulement dans la seconde moitié du XXe siècle que la douleur est reconnue comme une maladie à part entière.
- 1973 : La Naissance d'une Discipline :
- La création de l'International Association for the Study of Pain (IASP) marque l'institutionnalisation de la douleur. Elle la définit non plus comme un symptôme, mais comme une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire réel ou potentiel.
- Les Années 1990 et 2000 : Le Droit de Ne Pas Souffrir :
- Sous l'impulsion du mouvement des soins palliatifs et de campagnes américaines promouvant la douleur comme le "cinquième signe vital" (à évaluer systématiquement), la lutte devient une priorité politique. En France, la loi du 4 mars 2002 inscrit explicitement le droit de toute personne à recevoir des soins visant à soulager sa douleur, transformant l'obligation éthique en obligation légale pour les soignants et les établissements.
II. La Prise en Charge de la Douleur en Médecine Hospitalière et d'Urgence
Aujourd'hui, la gestion de la douleur s'organise autour de deux piliers principaux : l'évaluation systématique et l'approche multimodale (ou pluridisciplinaire).
La Douleur en Médecine Hospitalière : Chronicité et Soins Palliatifs
En milieu hospitalier, notamment dans les services de cancérologie, de chirurgie et de gériatrie, l'enjeu est la gestion de la douleur chronique et de la douleur en fin de vie.
- L'Évaluation Adaptée : Le premier geste est toujours l'évaluation, grâce à des outils standardisés comme l'Échelle Numérique (EN) ou l'Échelle Visuelle Analogique (EVA) pour les patients communicants, ou des outils comportementaux (comme Doloplus) pour les patients non-communicants (personnes âgées, nourrissons, ou patients en réanimation).
- L'Approche Multimodale : Le traitement n'est plus seulement médicamenteux. Il suit les trois paliers de l'OMS (Paracétamol et AINS, Opioïdes faibles, Opioïdes forts), mais il est renforcé par :
- Les Techniques Locorégionales (blocs nerveux, péridurales) pour cibler la douleur post-opératoire.
- Les Thérapies non-pharmacologiques (hypnose, TENS - stimulation électrique transcutanée, kinésithérapie, psychothérapie) essentielles pour la douleur chronique.
- Lutte contre la DPS : Les hôpitaux mettent en place des protocoles pour prévenir la Douleur Provoquée par les Soins (DPS) (pansements, ponctions) par l'usage systématique d'analgésiques ou de sédation légère avant le geste.
La Douleur en Médecine d'Urgence : Rapidité et Sécurité
Dans les services d'urgence ou dans les unités de réanimation, l'analgésie est une urgence thérapeutique.
- L'Antalgie Précoce : Les recommandations modernes exigent que le traitement de la douleur commence immédiatement (ou dans les minutes suivant l'évaluation), sans attendre les résultats d'imagerie ou le diagnostic complet. La douleur sévère est traitée en priorité absolue.
- L'Usage des Opioïdes : La morphine et le fentanyl sont les médicaments de choix pour les douleurs aiguës sévères (traumatismes, fractures, coliques néphrétiques, etc.). Les équipes d'urgence sont formées pour administrer ces substances en toute sécurité, souvent par voie intraveineuse pour une action rapide.
- L'Analgésie Procédurale : Pour les gestes douloureux (réduction de luxation, suture complexe), on recourt à la sédation et à l'analgésie procédurale, utilisant des agents comme la kétamine ou le propofol pour garantir l'absence de douleur et d'anxiété pendant la procédure.
III. Histoire et Défis de la Prise en Charge de la Douleur au Togo
L'évolution au Togo s'inscrit dans un contexte socio-historique et économique spécifique, où la douleur est souvent insuffisamment traitée malgré le dévouement du personnel de santé.
Un Contexte Historique et Culturel Complexe
Le système de santé togolais a été structuré pendant la période coloniale autour des dispensaires et des premiers hôpitaux (comme l'hôpital "Reine Charlotte" à Lomé en 1909), privilégiant la lutte contre les grandes endémies infectieuses et les soins curatifs de base.
- Le Mythe de la Résilience : Culturellement, au Togo comme ailleurs, la douleur est souvent perçue comme un signe de force d'âme ou de résilience, notamment chez l'homme. La plainte peut être minimisée par l'entourage et, parfois, par les soignants. Cette perception retarde la demande d'aide et l'administration des traitements.
- La Rareté des Soins Palliatifs : Pendant longtemps, le concept de Soins Palliatifs, qui est le principal vecteur de la culture anti-douleur, est resté embryonnaire ou confiné à des initiatives isolées, retardant l'intégration de protocoles robustes, notamment pour les patients atteints de cancer ou de VIH avancé.
Les Défis Structurels et Pharmaceutiques
La difficulté majeure au Togo réside dans les contraintes logistiques et l'accès aux médicaments essentiels, notamment les opioïdes.
- L'Accès Limité aux Opioïdes (Palier III) : L'une des barrières les plus critiques est l'accès à la morphine et aux autres antalgiques de palier III. Des réglementations nationales très strictes, des problèmes récurrents de rupture de stock et un coût parfois prohibitif (sans assurance-maladie généralisée) empêchent leur disponibilité, même dans les CHU de Lomé et de Kara, pour les douleurs post-opératoires sévères, traumatiques ou cancéreuses. La peur de la dépendance chez les médecins et pharmaciens reste un frein puissant à la prescription.
- L'Évaluation Lacunaire : Des études menées dans des centres hospitaliers togolais ont montré que, malgré la connaissance des outils d'évaluation comme l'EVA, leur utilisation systématique pour le suivi de la douleur reste insuffisante chez une partie du personnel infirmier. Le rôle infirmier se concentre souvent sur la relation d'aide et les soins physiques de base, l'analgésie étant perçue comme un rôle exclusivement médical, ce qui est contraire à la culture moderne des soins.
Les Signes d'une Évolution Positive et l'Avenir
Malgré ces obstacles, la prise en charge de la douleur au Togo est en progression, principalement sous l'impulsion de la formation et de l'amélioration des infrastructures.
- La Formation comme Moteur : Des initiatives locales et internationales se concentrent sur la formation des professionnels de santé pour :
- Normaliser l'évaluation de la douleur comme un acte systématique.
- Lever les préjugés et les craintes concernant l'utilisation appropriée des opioïdes.
- Développer les compétences en Anesthésie-Réanimation pour la gestion de la douleur aiguë et chronique complexe.
- Le Renforcement des Urgences : L'investissement récent dans la réhabilitation et l'équipement des services d'urgences des CHU (comme au CHU Sylvanus Olympio) a un impact positif indirect. Des services mieux équipés et mieux structurés sont plus aptes à appliquer des protocoles d'analgésie rapide et efficace pour les patients traumatisés ou en détresse aiguë.
- L'Intégration du Concept de Soins Palliatifs : La reconnaissance progressive de la nécessité des soins palliatifs aide à faire accepter la nécessité du soulagement des douleurs chroniques et réfractaires, ouvrant la voie à une meilleure intégration de la morphine dans le parcours de soins.
En conclusion, si la prise en charge de la douleur est un droit acquis dans la médecine occidentale, elle reste un défi majeur au Togo, où l'urgence est de conjuguer volonté éthique et réalité logistique. L'avenir de l'analgésie togolaise repose sur la sécurisation de la chaîne d'approvisionnement des opioïdes et la généralisation de la culture de l'évaluation à tous les niveaux de soins, garantissant ainsi le respect de la dignité du patient face à la souffrance.